J’ai récemment écouté une émission de radio très intéressante sur la traduction automatique, qui m’a fait réfléchir sur mon métier et m’a inspiré cet article. Ces dernières années, nous avons tous noté une nette progression des outils de traduction automatique accessibles en ligne (et c’est encore plus vrai pour les outils professionnels payants). Alors, qu’est-ce qui a changé ?
C’est la révolution de l’apprentissage profond (deep learning en anglais) : au lieu d’essayer d’amener la machine à « penser » comme nous, on la laisse créer sa propre représentation du monde. Dans les grandes lignes, on forme des réseaux neuronaux (les « neurones » étant en réalité des microprogrammes informatiques) qui établissent des connexions, à l’image de ce qu’il se passe dans notre cerveau. Ainsi, plus la machine est alimentée, plus elle « apprend » ; cette méthode requiert donc une énorme quantité de données pour que la machine affine ses connexions, et a notamment fait ses preuves dans le domaine de la reconnaissance d’image.
Appliqué à la traduction, l’apprentissage profond consiste à alimenter la machine de milliers de documents et leur traduction afin qu’elle repère les équivalences, non pas mot à mot, comme c’était le cas avec la méthode statistique dont les résultats nous faisaient bien rire, mais par unité de sens. Les résultats sont donc bien meilleurs, mais la machine peut-elle pour autant se substituer à un traducteur humain ? À l’heure actuelle, je vous dirais que non, et que même dans un futur proche, cela se limitera à des cas bien précis. Comme vous le savez sûrement, si vous souhaitez obtenir une traduction correcte, la post-édition (autrement dit, la relecture par un traducteur humain) est indispensable. L’objectif étant de gagner du temps (et de l’argent), le post-éditeur se contentera de corriger les fautes d’orthographe, de syntaxe et de sens, mais il ne soignera pas le style (sinon cela équivaudrait à retraduire). La traduction est donc correcte, mais plate ; ce type de résultat convient très bien pour certains documents, techniques ou financiers par exemple, mais n’y pensez pas pour un communiqué de presse ou une plaquette de présentation qui sera vite indigeste.
Pourquoi est-ce si difficile pour la machine de donner du relief à une traduction ? Tout simplement parce qu’elle ne « comprend » pas ce qu’elle fait ; contrairement à un humain, elle n’a pas conscience de faire un travail dont le but est de permettre la compréhension d’un document par un public donné issu d’une culture donnée, et elle ne peut donc pas adapter sa traduction au public auquel elle est destinée. Quant à sa « compréhension » de la langue, elle est artificielle ; pour reprendre l’exemple cité dans l’émission, voici comment « réfléchit » la machine : royal - homme + femme = reine. Autrement dit, vous prenez l’attribut royal, vous enlevez le caractère masculin, vous ajoutez le caractère féminin, et vous obtenez une reine. Pour la machine, tout n’est donc qu’une question de calcul, ce qui n’est pas le cas dans notre cerveau. Il est toutefois vrai que nous ne comprenons pas nous-mêmes comment nous nous approprions les langues (au-delà de les apprendre), mais je dirais que c’est le fruit d’un ensemble de choses, et avant tout de la culture dans laquelle nous baignons au quotidien ; c’est d’ailleurs pour cela qu’on ne peut réellement être bilingue qu’après avoir passé de nombreuses années immergé dans la culture de sa deuxième langue. Vous pouvez avoir un excellent niveau « scolaire », mais vous ne comprendrez pas la moindre blague ni le moindre sous-entendu qui vous sera fait.
Autre point essentiel selon moi : non seulement un traducteur professionnel a une excellente maîtrise de la langue source et ne traduit que vers sa langue maternelle, mais il a également recours à de nombreuses techniques de traduction ; à force de pratique, on ne s’en rend plus compte, mais notre cerveau effectue une véritable gymnastique qui demande une grande concentration. Il est notamment très courant de transposer un groupe verbal en groupe nominal (ex. : "Being able to resistpressure is essential" = « La capacité de résistance à la pression est essentielle »). Dans cet exemple, nous avons un groupe verbal (being able to) et un verbe (resist) transposés en noms (capacité et résistance). De même, nous inversons souvent les propositions de la phrase de départ pour que le rendu soit plus fluide dans la langue d’arrivée. Nous sommes aussi capables de traduire un jeu de mot par un autre, ou une métaphore par une autre, mais toujours en gardant l’esprit de ce qui a voulu être exprimé dans la langue source.
Je conclurais cet article en disant que, même si la traduction automatique a fait des progrès considérables ces dernières années, et qu’elle en fera encore dans les années qui viennent, les traducteurs humains ont, selon moi, encore un bel avenir devant eux, car ils ont ce petit quelque chose en plus, cette « plume », qui rend leurs traductions idiomatiques, et cela fait toute la différence !
Auteur : Laetitia SENES - Traductrice interne chez INTO-NATIONS